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Vox Latina

mai 2022 | Vox Latina

Un extrait inédit de la première édition de Vox Latina – P. 237, éditions Le Manuscrit, 2002, qui ne fait pas partie de la seconde édition qui vous est proposée dans la rubrique Vox Latina en lecture libre.


Utrecht, 1619

Une pièce sombre, une petite fenêtre en bois grossier. Des bruits de bois sur le pavé.
On cogne à la porte. Un homme petit, chaussé de sabots, au pantalon de jute rapiécé et à l’air obséquieux, entre :
“Maître Taermelïn, j’ai votre huile. Il vous en a coûté 5 golden.”
Jakob Taermelïn saisit la fiole, amorce un geste suspicieux vers la monnaie que lui tend son domestique, puis renonce à le réprimander.
“Laisse-moi seul Jan.”
Il est près de cinq heures. Le soir tombe. L’étroitesse de la ruelle et la lucarne de l’échoppe augmentent la sensation d’obscurité. Il n’est pas question d’allumer plusieurs bougies. L’achat des ingrédients pour les couleurs coûte cher. Et que dire des toiles !
La lumière vacillante projette des ombres dans la pièce. Il va bientôt devoir s’arrêter de peindre. Ce n’est pas grave, observer les contours que dessinent les reflets de la bougie le berce agréablement. Et puis, il a besoin de réfléchir. Comment représenter une apparition ?
La peinture de Jakob Taermelïn est estimée dans la ville. Elle le fait difficilement vivre cependant. Ce n’est pas qu’il ait des besoins importants. Veuf à trente-cinq ans, il vit seul depuis plus de dix ans, sort peu. Le bourgmestre a l’heur d’apprécier ses tableaux, il lui sert de mécène. C’est un petit acheteur – deux ou trois toiles en vingt ans – mais son autorité permet à Jakob d’être reconnu et d’atteindre les sphères bourgeoises.
Il pense à la lumière. C’est l’élément primordial. D’elle émergent les choses. Tantôt chaude et caressante, elle frôle avec respect le vaisselier ou le meuble à pain patiné, la table striée au fil des années par les innombrables découpages. Parfois crue, elle aveugle le dormeur et le plonge dans des cauchemars où il s’invente une cécité. Le peintre en a fait sa compagne : elle est le sujet véritable des natures mortes qui sont sa spécialité. Peu de ses proches savent que les objets n’ont d’autre intérêt pour lui que l’éclat changeant que la lumière leur donne.
L’heure du couchant, particulièrement, accentuée par l’obscurité naturelle de la pièce où il vit et travaille, lui donne une sérénité qui à chaque fois l’étonne. Par un phénomène d’inversion, il se sent naître et rasséréné avec une existence qui ne l’a pas épargné, comme nombre de ses contemporains qui doivent affronter les vicissitudes d’un XVIIe siècle où la mort n’épargne personne. A ce moment-là, ses pensées coulent de source. Observant l’éclat qui diminue sur les bois, les zones d’ombre qui envahissent les objets, comme une extinction mystérieuse qui détermine la durée de sa réflexion, il réfléchit à la composition de ses oeuvre. Les journées sont réservées à leur exécution, les soirs du soleil tombant le sont aux idées.
Ce soir, une toile croît en lui. Très particulière. Elle est née d’un rêve qu’il a fait la nuit précédente.
Une inconnue lui est apparue. Blondeur de son pays, taches de rousseur des champs de coquelicot et pourtant lointaine. Le songe l’aurait moins impressionné s’il n’avait pas pris l’aspect d’une évidence.
Il faut insister sur l’évidence de l’apparition. Certaines rencontres semblent émaner de la providence et marquent les prémices d’un amour, le début d’une amitié, le commencement d’une collaboration. Elles ont pourtant l’apparence du hasard. Peut-on parler de hasard pour un songe ? Jakob ne sait pas pourquoi il attendait cette femme, pourtant il n’en doute pas. Elle n’a manifestement aucun lien avec sa vie ; son nez minuscule, ses lèvres à la finesse aristocratique n’évoquent en lui rien de connu. Malgré une allure générale qui pourrait être celle d’une Hollandaise, elle est assurément d’une autre contrée. Ses habits ne sont pas d’ici : une robe qui découvre les genoux y serait parfaitement inconvenante, les motifs qui l’ornent rappellent une tapisserie et surprennent pour une tenue vestimentaire…
Il ne sait pas quel lien le rattache à cette femme. Son rêve était statique. Il a vu ce visage pendant des heures, qui ne le contemplait pas mais qui se laissait regarder. A vrai dire, il a rêvé à un portrait. Lui le peintre des natures mortes a eu la vision d’un visage objet.
Il lutte contre le sommeil maintenant que la nuit baigne complètement son atelier et que la bougie esseulée danse faiblement dans l’attente qu’on veuille bien l’éteindre. Il ne veut pas s’endormir ; il ne faut pas qu’un nouveau songe efface celui de la nuit dernière. Il a conscience de sa mission : il faut qu’il sache comment représenter l’apparition.
Jakob chancèle. Le silence, autrefois son ami, lui paraît lourd. Il martèle le vide qui l’invité à exécuter le tableau qui lui brûle les doigts. Mais il sait que ce serait trop simple. Jakob n’exécute pas, il crée. S’il se contentait de peindre l’apparition, il aurait la sensation de voler l’œuvre d’un autre et de rompre le serment que la nuit a lié avec ce visage.
Il se lève pesamment de sa chaise inconfortable, dont il ne sent pas habituellement la dureté du rude dossier mais qui à cet instant lui paraît aussi hostile. La concentration qui lui échappe l’empêche d’être serein et le pousse à attacher une importance inhabituelle aux incommodités de la vie quotidienne. A tâtons, il saisit la bouteille d’eau de vie. Il boit une longue rasade dans le verre poli qui gît sur la petite table où sont disposées les couleurs.
Il tousse mais son esprit engourdi parvient à écarter les volutes du désarroi. La solution est en lui, ne peut être ailleurs.
A quoi tient l’évidence de l’apparition ? Jakob se sait peu enclin au mysticisme, et volontiers ironique devant celui de ses contemporains. Il ne perd pas son temps de l’Eglise réformée et prête peu d’importance à la liturgie. La religion terrestre sert trop les intérêts de l’être humain. Elle flatte souvent plus le corps que l’esprit.
En revanche, la peinture est pour lui d’essence purement divine. Elle n’est pas une création du corps ; les mains de l’artiste ne sont que des instruments dociles au service de l’âme. Cette âme est pourtant toute personnelle, pour ainsi dire hermétique au monde qui l’entoure qui, au delà de l’atelier, n’est qu’hostilité pour le créateur. C’est la première fois qu’un événement extérieur, même si un songe est tout personnel, le pousse à l’urgence de la création. Jakob ne pense pas à un message divin. Il croit aux signes et celui-ci est le plus clair que son existence ait connu.
Onze heures sonnent à l’horloge de l’église voisine. Il manque un élément primordial à l’exécution de l’œuvre. Il est parfaitement en mesure de réaliser le portrait mais cherche à interpréter la notion d’apparition. La nuit est propice à l’introspection, il prend son temps qu’il agrémente de rasades du breuvage alcoolisé.
Les minutes continuent à s’égrener ; il en perd petit à petit la conscience. La solution s’impose lentement et finit par l’envahir tout entier. Par le jeu des paradoxes, il comprend qu’il peut saisir l’apparition par son contraire. La disparition, l’escamotage seront sa touche personnelle à l’œuvre. Le visage devra être effacé à l’œil de ses contemporains et peut-être même à jamais aux yeux des générations qui le suivront, mais exister cependant.
Satisfait, il se laisse aller sur le dur dossier de la chaise en bois sombre et s’endort profondément.