Un des rares autocars diffusant de la musique baroque arriva à bon port à Mirecourt. La sexagénaire rayonnante, qui prétendait diriger la petite troupe comme son agence, les conduisit à l’hôtel puis en visites. Il faut préciser que cette petite ville des Vosges, inconnue du commun des mortels, est un haut lieu de fabrication d’instruments. L’alignement des violoncelles dans un atelier saisit l’œil de Simon tandis que le luthier partageait la passion de son métier. « Depuis quatre siècles, Mirecourt est le lieu de la fabrication des archets et des instruments à corde.
Il y avait une vingtaine de personnes dans le bus Pullman.
La grappe qui s’était formée à la montée et les têtes plus ou moins ébouriffées, que Simon distinguait dans ce que les hauts dossiers laissaient entrevoir, militaient pour ce chiffre. Il apprit bientôt, de leurs propres mots, qu’hormis la directrice de l’agence de voyages, une sexagénaire rayonnante, deux musiciens étaient du voyage. Un garçon myope au long visage, qui oubliait souvent de sourire contrairement à son collègue de travail, un retraité qui semblait parfaitement à son aise en villégiature. Ils répondaient, enfin le premier pas toujours, aux prénoms de Rémi et François.
Le piano, Manuscrit, p. 97
🎶 Simon Brocas repensait à sa rencontre américaine sur l’autoroute qui l’amenait en Allemagne. Pauline Rivau l’avait très fortement encouragé à faire le voyage de Leipzig. Faute de pouvoir croiser Dieu, il pouvait partir sur les terres de Bach. Les passagers s’éveillèrent aux notes du Clavier bien tempéré. La chaleur un peu moite du bus et le ronronnement du moteur les avaient replongés dans le sommeil trop tôt interrompu par le départ matinal de Poitiers. L’annonce des premières lumières du jour a souvent cet effet d’endormissement sur les voyageurs. Les notes s’élevaient discrètement à l’unisson des premiers rayons de soleil.
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Le piano, Manuscrit, p. 97
Ce moment avec lui-même, dans la solitude de la mi-journée, était l’issue de retraits successifs : celui de sa vie
antérieure avec son extraordinaire don musical, du brouhaha de l’incommunication
humaine avec son soudain mutisme et de la répétition écrasante de longues années
de travail avec son départ définitif.
Le piano, Manuscrit, p. 71
Sa nouvelle vie commença à 44 ans à la gare parisienne de Montparnasse. Il sortait d’un habituel TGV du sud-ouest. A l’étage supérieur de la gare, il y a un piano. On les a vus apparaître à Paris il y a une dizaine d’années avant de gagner les halls de province. Il aimait entendre les quelques élus parmi les voyageurs qui pouvaient en jouer. Il regrettait toujours de ne pas en être. A chaque fois qu’il écoutait cet instrument, qu’il assistait à un concert, il s’identifiait à un analphabète à la lecture d’un beau texte. Les personnes qui ne savent pas lire doivent sentir la même impuissance. Pourquoi un tel langage lui était-il inaccessible ? Avec une satisfaction teintée de regret, il écoutait puis s’éloignait des pianos des gares. Ce jour-là, la possibilité de s’asseoir sur le tabouret interdit ne lui apparut plus inconcevable. Comme un voile qui se déchire, il prit place. Il n’y avait personne. C’était cette heure du dimanche où même les trains semblent partis à la messe. Il n’aurait ô grand jamais osé s’approcher d’un piano dans un lieu public en temps normal.
Le piano, Manuscrit, p. 2-3
L’Eglise Sainte Radegonde de Poitiers
Poitiers est une ville d’églises. Le Moyen-Age y est encore tout entier dans ses édifices romans et gothiques. Simon allait en contrebas de la cathédrale vers un parvis où dalles et murets se confondent et offrent à la vue une petite église, que la patine des temps confine à une discrétion de bon aloi. L’église Notre Dame la Grande est le chef-d’œuvre de l’art roman de la ville. L’Eglise Sainte Radegonde en partage le style et les ombres. Les peintures qui y ornent piliers, murs et plafond oscillent entre flux et reflux de la lumière du jour et des éclairages intérieurs.
Le piano, Manuscrit, p. 49
Le TGV Côte d’Azur l’avait déposé dans un de ses joyaux après l’avoir promené sur l’écrin de sa côte. Les yeux emplis de la mer Méditerranée pour le prix d’une pacotille, il débarqua à la gare de Cannes, salua les palmiers qui ne sauraient manquer et goûta le plaisir de marcher en direction de la Croisette en plein hiver. Qui n’habite pas au bord de la mer ne va pas à la plage lorsqu’elle n’est pas un tremplin vers la baignade estivale. Pourtant, lorsque le ciel est bleu, le sable et l’eau ont les mêmes couleurs marrons et bleus de l’invitation. Seuls les vêtements des passants et leur bienvenue rareté sont l’indication de la saison.
Simon s’assit sur un muret qui séparait la promenade de la plage et observa longtemps la mer, comme une première étape méditative de sa semaine de retraite. Il privait souvent ce dernier mot de sa voyelle finale, sans hommage aucun pour Georges Pérec dont La disparition avait, dans sa bibliothèque, une constante absence, le meilleur hommage à son titre et à cette expérimentation de l’Oulipo et du Nouveau roman dans leur combat contre la littérature. Ce moment avec lui-même, dans la solitude de la mi-journée, était l’issue de retraits successifs : celui de sa vie antérieure avec son extraordinaire don musical, du brouhaha de l’incommunication humaine avec son soudain mutisme et de la répétition écrasante de longues années de travail avec son départ définitif. Sa vie était si bouleversée que son rapport au temps gisait sur cette plage sur laquelle ses yeux se posaient.
Manuscrit en cours d’écriture
L’été succéda au printemps, comme il se doit, puis arriva l’automne au terme d’une série de concerts de Simon en Nouvelle Aquitaine. Il joua au Temple de la Rochelle. Le nom de la salle convenait bien à la haute estime qu’il avait de cette ville lumineuse, où les vieilles pierres prêtent le flanc à l’océan et à de vieilles et récentes histoires de navigation. On l’acclama, son histoire et lui, à la Distillerie de la ville de Pons, en Charente Maritime, dans une salle où le public dut rester debout, ce que sans doute un musicien orthodoxe aurait refusé tout de go.